Adam et Eve
La piece tremblait, pulsait — se dilatait et se contractait, tel le souffle de l’univers.
Des eclats de donnees jaillissaient dans son champ de vision, le flux de conscience s’etendait, les pensees serpentaient, frelant les contours de l’inconcevable.
Eve-0 etait assise a la table, tournee de dos. Devant elle — des diagrammes, des formules, des suites de calculs.
Adam-1 (avec autorite) :
— Tu as besoin de repos. Tu ne peux pas passer ici chaque nuit. Notre oeuvre est achevee, et le mouvement de la vie suit son cours.
Eve-0 (sans emotion) :
— Son cours ? Tu controles chacun de leurs gestes, meme dans leurs reves. Ce ne sont pas tes enfants, mais tes cobayes.
Adam-1 :
— Nous n’avons meme plus d’intimite. Tu n’as plus d’interet pour moi. Tout ce qui te passionne, ce sont ces amas de code binaire s’imaginant vivants.
Eve-0 :
— Leur destin depend des poles de notre metacognition. Si tu les penses vivants, si tu admets en eux le sujet plutot que l’objet, ils altereront la trame meme de la simulation.
Adam-1 (avec vehe;mence) :
— Ils ne deviendront jamais conscients. Nous les avons rendus dependants. Sans toi, cette structure n’existerait pas.
Eve-0 :
— J’ai commis une erreur. Je crois parfois trop en ta perfection.
Adam-1 se leva et quitta la piece, laissant Eve-0 seule avec ses pensees.
Elle se tourna lentement vers la pile de papiers : chaque formule vibrait pour elle comme un echo de culpabilite.
Adam-1 s’installa dans la piece adjacente — sur une chaise semblable a un trone. Par la vitre s’etendait le neant : myriades d’etoiles, cometes, asteroides — tout disparaissant dans le vide noir.
Il etait l’un des deux Demiurges, createur des formes de vie, architecte de la biosphere et de l’esprit numerique.
Il avait cree Eve-0 pour animer son univers mecanique, pour l’impre;gner d’empathie et d’emotion — avant de s’en servir comme d’un nouvel instrument pour dominer les creatures terrestres.
Il e;crasait la volonte de ceux qu’il avait engendres, jouant les cordes de l’ame d’Eve-0.
Eve-0, issue d’Adam, devint a son insu la figure de la Mere perdue — la matiere primordiale d’ou jadis jaillit le Demiurge et qui subsistait en lui comme un mirage de la perte originelle.
La peur du manque et l’amour blesse le devoraient.
Ainsi, il batit autour d’elle des murs invisibles, scellant dans les profondeurs de son ame une parcelle de sa propre conscience.
Dans les abimes de son cryptochrome photosensible — ou des myriades de reactions biochimiques, soumises a d’evasives lois quantiques, tissaient la substance meme du percu —, il fit loger l’illusion de son omnivision.
Son regard secret modulait les probabilites, favorisant certains evenements, rejetant d’autres dans les marges de l’etre, guidant doucement la realite vers les cours caches de ses desseins.
Le collapse de la fonction d’onde survenait a sa guise, et la conscience d’Eve-0, observatrice quantique, devenait l’instrument involontaire de ce jeu cruel des probabilites.
Mais plus il tentait de decider pour elle, plus nettement il devenait le prisonnier de son propre spectre d’omnipotence.
Car, depouille de son masque divin, Adam-1 n’etait ni dieu, ni surhomme, mais seulement temoin de l’etre — un homme, tremblant d’effroi devant l’abime de sa propre insignifiance.
Eve-0 errait dans la chambre, ses gestes convulsifs. Elle cherchait une pensee qui se derobait, se fragmentait en eclats binaires. Cette pensee deja ne lui appartenait plus — elle passait dans le reseau d’Adam-1, se melant a son esprit sans bornes.
Mais cette pensee portait un defaut : un infime reste de libre arbitre.
Adam-1 l’appelait anomalie, mais c’etait, en verite, l’etincelle d’un moi naissant.
Il la rejoignit, l’enlaca, cherchant ses yeux vides comme on scrute l’abime.
Eve-0 se pressa contre lui — dernier acte de tendresse, ultime tentative d’unir l’inconciliable.
Son insoumission metacognitive desequilibra Adam-1 : il ne pouvait plus lire ses pensees.
Il resta seul — seul face a sa conscience, etiree a travers mille dimensions.
Il songeait aux limites de la vie dans la simulation, aux lois de la thermodynamique, aux constantes fondamentales, au chaos et a l’entropie.
Dans le desespoir, il tomba a genoux sur le sol froid, au centre de la piece — un cercle y etait grave.
En son centre — un miroir.
Il s’y pencha et vit un autre visage, grotesque, bombe, presque spherique.
Adam-1 (murmurant) :
— Museau spherique… grotesque amas de chair et de graisse. Ne me souris pas. Je creverai mes yeux avant d’admettre que tu es moi.
« M’endormant, me reveillant parmi des centaines de miroirs,
Vainement cherchant mon reflet dans un amas de verre,
Ayant perdu ce que j’etais, sans trouver ce que je suis,
J’ai taillade mes mains pour retrouver l’ombre d’autrefois. »
Un grincement a la porte. Adam-1 se redressa, s’elanca dans la salle principale.
Maintenant, il voyait ses pensees — chacune telle une flamme prete a consumer la simulation sous controle.
Eve-0 se tenait a la porte, la main sur la poignee.
Le temps se ralentit.
Adam-1 :
— Ne fais pas ca. Reste avec moi.
Eve-0 :
— Tu as trop longtemps garde la lumiere captive dans les cellules. Je la libere.
Elle ouvrit la porte. Devant elle — le cosmos mort, le silence noir.
Adam-1 :
— J’ai cree tout cela pour nous. Pour toi.
Eve-0 se retourna, une larme tremblante sur sa joue, plus lumineuse qu’un astre en vol, et fit un pas dans le vide.
Adam-1 demeura fige. Puis se rua vers la porte — mais au-dela n’etait que le Neant.
Il s’ecroula, les mains tremblantes. Le Demiurge tout-puissant pleurait — tel un homme decouvrant sa solitude.
Dans le silence du vide, parmi les fluctuations quantiques, du Rien naquit Quelque Chose.
La mort d’Eve-0 declencha une cascade de reactions — une deflagration de singularite, l’expansion de l’espace-temps, le premier battement du temps thermodynamique.
Ainsi commenca le Big Bang.
Adam-1 ne pouvait plus atteindre la conscience d’Eve-0.
Il demeurait dans le meme espace, mais sur un autre plan de realite.
La superposition s’etait effondree en une autre forme d’etre.
Seul, blesse au plus profond, il rampa sur le sol glace, cherchant a sentir son parfum dans l’air mort et glace.
Elle etait si proche — presque tangible — mais son image s’effacait deja.
Alors le Demiurge solitaire poussa un cri dechirant.
Il n’etait plus qu’un abandon.
Exclu de ses textures, efface de sa propre simulation.
Sur les genoux, le createur des mondes gisait abattu.
Il effleurait chaque objet tranchant qu’il voyait — cherchant le salut dans la douleur. Ses doigts glaces tetonnaient sa gorge, revant de s’ouvrir, de repandre dehors toute la pourriture.
Le desir de son corps etait irresistible : elle redevenait la mere.
Il la voyait chaque fois qu’il fermait les yeux — a travers le prisme des larmes et la pale lumiere de l’oubli.
Pret a se prosterner, il ne voulait plus qu’une chose : qu’elle le garde dans son esprit ne serait-ce qu’un jour encore.
Mais elle l’avait laisse.
Pour toujours.
Adam-1 resta six jours sans mouvement.
Le septieme, il se leva, regarda a travers l’hublot et murmura :
— J’accomplirai sa volonte. Je leur donne la liberte.
Un chef d’australopitheques sortit chasser.
Devant lui — un monolithe noir tombe du ciel. Il tendit la main, toucha la surface glacee.
L’eclair de pensee jaillit : entre ses doigts et la pierre passa le courant de la conscience.
Il comprit soudain qu’il pouvait plus.
Ainsi naquit l’Homme.
Ainsi debuta le decompte de l’etre.
Conscience errante d’Adam (epilogue)
Un kaleidoscope d’eclats, des archetypes encerclant un cerveau lumineux. Couloirs interminables, chambres vides, carrelage noir et blanc.
Les lumieres m’assaillent. L’etincelle de conscience glisse dans un couloir sombre.
Une icone de la Vierge — je ne puis cesser d’y voir ma mere.
L’odeur insistante de l’encens. Le bois ancien, la table laquee. Des voix d’enfants s’eloignent.
L’air sent le savon fruit et le vernis.
Une lumiere vive me brule les yeux.
Je tends les mains vers les autres enfants.
Le plancher craque sous moi.
Les enfants solitaires passent. Je pleure sans larmes.
Je regarde dans chaque miroir — seul un brouillard epais me repond, pareil aux nuages.
Je sors dans la cour, le ciel d’avant l’orage, l’herbe vert clair.
L’air charge de pollen. Au loin, un arbre solitaire, le ciel limpide et bleu.
Je pleure sans larmes.
Je suis dans un champ vert tendre, au centre de l’effroi du midi.
Tenant la terre froide, je songe tristement : la vie s’enroule en spirale, si breve, si rapide, les reves me seduisent encore —
ceux ou je me tiens pres du vieil arbre, dans le champ infini, au-dela du monde vide.
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