Rencontre avec Stanislaw et Jozefa

Hier, ma tension etait tres haute et mon coeur empli de tristesse. A part le poids et le gout de cette eau croupie ou je me noyais, je ne pouvais ressentir quoique ce soit.
Je me mis alors a ecouter longuement Debusssy qui au hasard de youtube deboucha sur Chopin. Mon epouse, en Russie, devait certainement prier pour moi.
J etais assis dans le fauteuil dont j avais remplace les coussins en tissus par un leger matela synthetique pour ne pas subir les excrements des acariens, et l air commenca a se raffraichir, comme cela arrive parfois.
Une douce melancolie filtra dans mon coeur. La tendre musique et les prieres appliquaient un baume sur les parois de mon etre blesse.
Aujourd'hui, je me reveillai, ouvris l ordinateur, et la meme musique, les memes nocturnes continuerent comme si elles ne s etaient jamais arretees de tourner, et l esprit plus alerte, pousse par un souffle inconnu, je me mis a ecrire, encore, comme d habitude, pour tenter de soulager mon ame. 

Stanislaw, mon arriere-grand-pere de la lointaine terre d Ukraine, je ne t ai jamais rencontre. Pourtant, pourtant, pourquoi me semble-t-il te connaitre?
Les rares histoires a ton sujet, les mots grapilles aux coins des levres qui t evoquaient avec tendresse, respect ou solennite, les objets du passe charges d emotions, les silences, les devises ont peint de toi un portrait.

Enfant d une longue lignee de "mouettes" qui se compte en siecles...
Le premier nid a certainement vu le jour dans la belle orthodoxie, et comme beaucoup de familles de combattants, tes ancetres sont partis plus au Sud pour repousser la gourmandise de la foi en croissant - celle qui, comme une machoire ouverte essaie sans cesse de devorer l etoile. Bien sur, il y a en a de gentils aussi.

Malheureusement, l histoire se repete: toujours les memes appetits. Le Vatican, sur un vent d Ouest, enfourche ses destriers d apocalypse pour pousser plus a l Est... Et voila la baronerie des "mouettes", comme d autres territoires, attaquee, encerclee, subjuguee, et le temps, et les manipulations, et la domination, et la force de faire leur oeuvre...

Se convertir ou mourir? le cruel choix donne a Mieszko premier... Et le drame de toute la slavite de commencer... Le Vatican a creuse entre-nous, freres de l Ouest et de l Est - un immense fosse dans lequel nous ne cessons de tomber, aides par nos passions, par notre gout demesure pour l honneur, pour la gloire! Nous sommes des Slaves! Quelle gloire y a-t-il a faire couler le sang de son frere?

Tu etais donc la, en Ukraine. Tu as fait tes etudes a Kiev ou a Lwow. Tu parlais tous les dialectes slaves de ta region: le russe, l ukrainien, le polonais, et en plus l allemand. D apres ce que l on m a dit, tu etais ingenieur agronome, grand, immense pour l epoque! Un metre nonante!
Tu n allais pas souvent a l eglise catholique, tu n y voyais pas grand interet, et la regardait avec tristesse.
Contrairement a beaucoup, a la majorite, au courant des idees, tu etais pour l amitie slave. cela voulait dire aussi: etre contre tout le monde, car chacun justifiait son inimitie egalement a travers sa specificite et la grandeur de son drapeau qui devait etre hisse plus haut que celui des autres. 
Dans ta famille, il y avait un avocat triste et alcoolique, rejete par beaucoup, car il defendait les pauvres paysans ukrainiens contre la segregation institutionnalisee. Mon grand-oncle s en souvenait avec une mine de mepris. Moi, habitue au hero de television "Robin des bois", je l envisageais avec tendresse.

Que faire dans un tel endroit? Le role d un noble pour toi etait de defendre sa population, d oeuvrer pour la paix, pour Dieu. Comment esperer y remplir ta vocation la-bas? Alors tu decidas de pousser plus au Nord, vers la Pologne. Tu es aussi polonais, comme tu es aussi ukrainien ou russe. Il n y a pas de difference pour toi. Comment vivre ton amour pour tous quand chacun crie sa difference contre l autre?
Comme chaque immigrant, tu as certainement pense aller la ou il fait mieux vivre, ou tu pourrais mieux prendre soin de ta famille.
Et encore la meme chose, les memes drapeaux, la meme haine, et a l Est la maree rouge qui ne cesse de monter. Tu es alors parti plus a l Ouest avec ta famille, dans un pays etranger dont tu parlais la langue: ne plus entendre parler de ces luttes fratricides.

La, tu trouvas un emploi de regisseur pour un riche allemand. L epoque etait dure. Tu voyais parfois des serviteurs prendre des pommes-de-terre. Tu leur faisais part de tes observations, leur expliquais qu il ne fallait pas, et c est toi-meme pour assurer la bonne gestion et maquiller les comptes, pour que le maitre ne s en rende pas compte, qui les autorisais a prendre une certaine quantite de patates.
Maree rouge, le monde ne cesse de voir apparaitre des cataclysmes, et maintenant, encore une autre maree montante - plutot brune cette-fois. Et avec ta famille, tes nombreux enfants, tu dois a nouveau prendre la route, plus loin a l Ouest pour t etablir en Belgique.

Quelle importance tes diplomes, tes langues dans ce pays dont tu ne parles pas la langue?
S il y a encore de nobles aigles qui planent heureux, insouciants dans les cieux, -  toi - tu travailles a la mine comme les autres immigres et tes enfants.
Cependant, ta paix interieure, ton calme, ta bonte conquiert les coeurs de tes compagnons d infortune, et apres le travail, afin d ameliorer leur subsistance dans ce pays incompris, ils viennent te demander conseil, et voila, la vraie noblesse de briller - celle du coeur.

Un jour, un matin ou une nuit, il y a deux ans, quand j etais deja malade, tu m es apparu en reve. Avec mon epouse, nous nous balladions sur un chemin dans les collines  bordees de champs. Le soleil deversait sur le paysage une belle lumiere d ete qui le rendait tendre et heureux.
Nous arrivames a l oree d une foret, marchames quelques centaines de metres, et dans une belle clairiere, j apercus un couple habille en costume de ton epoque.
Je n en crus pas mes yeux!
C etait toi et ta douce epouse Jozefa! Les couleurs semblaient avoir perdu un peu de leur eclat dans la penombre, mais vous etiez bien vivants.
Elle etait vetue d une robe foncee, longue jusqu chevilles, serree a la taille, dont la trame laissait paraitre une belle clarte. Ses epaules etaient garnies de legers soufflets. Sa potrine etait tres legerement degarnie et un chapeau simple et distingue abritait sa chevelure brune, bouclee, son beau visage tendre et blanc.
Toi, tu etais vetu d un costume de campagne: un veston de tissu classique, epais, d un pantalon de chasse jusqu au bas des genoux, d une belle chemise blanche qu une cravatte venait judicieusement decorer.
Je vois ton visage qui respendit au-dessus du haut col blanc. Ton menton viril, mais pas trop, tes levres bien en vie, ton epaise moustache qui abrite ton gentil sourire. Ton nez slave, tes pommettes saillantes, mais pas autant que celles des Polanes, et tes yeux bleu-ciel, dans lesquels brillent l eclat de l amour d une premiere rencontre.
Meme tes cheveux semblent emplis de joie! Oui, tu les portes coiffes en arriere et ils forment comme une vague au-dessus de ton haut front.

Le sourire de Jozefa diffuse sa douce lumiere, et tes yeux se baissent pour nous montrer la "table" - un pic-nic de campagne dresse sur une belle couverture, a meme le sol: the, raisons, pommes, poires, pain, confiture et fromage. Mon epouse est ravie!
Nous nous asseyons, nos regards se croisent lentement, comme des barques sur un etang calme et ensoleille, delicats, emerveilles, a travers l ombrelle du moment.
Nous conversons et rions. Je ne sais pas de quoi, peu importe. Sur les visages brille la vie d une joie innocente avec tous les gais reflets d une eau fraiche, de purete.

Jozefa regarde a sa droite. Un grammophone! Un vrai! Avec une comme une grande oreille, ouverte comme une bouche qui nous hele pour danser! Nous nous levons. Chaque homme aide sa dame. Et le prodige de technologie entonne alors une valse entrainante! Les notes sortent comme des reflets de cristal dans ce passe et crepitent dans nos coeurs enchantes.  Nous dansons, valsons dans l air de l instant. Les oiseaux, emus par le spectacle, se blotissent par couple les uns contre les autres, et nous observent d un oeil amoureux.
Noous tournons, nos regards se saluent et se croisent, nous tournons encore, nos visages transfigures de bonheur!
Un peu trop de vapeurs, il est temps de s asseoir. Tu prends une fine carafe en cristal et au-dessus de son cou metallique, une douce liqueur emplit les verres tendus.
Tu portes un toast: a la famille, a l amitie! Nos regards se posent lentement, delicatement dans les yeux qu il croisent, empreints de tant de douceur, comme lors de la visite d un ange dans un coeur blesse.
Et dans tout mon etre, je ressens comme une joie humide petiller telles des bulles de champagne...

Le temps passe, il est temps de se quitter. Nous nous embrassons les uns les autres, longuement, profondement... Nos coeurs s imbibent de cette puissante emotion, s etirent, s arrondissent, s en nourissent pour ne jamais l oublier, pour plus loin, continuer a tourner, a rouler, avancer ou, simplement - exister. Mon epouse et moi, reprenons le sentier forestier.

Nous reprenons le chemin des collines, la memoire ensoleillee par l escapade innoppinee, cristalline, au dela de la lisiere, de l oree, des miseres, des humeurs chagrines - entre reve et realite.


A continuer...




 
 






 



 




 


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